L’empire de la douleur – Patrick Radden Keefe(Empire of Pain, 2021)Pocket, 2023, 864 pagesTraduction de Claire-Marie Clévy
Sous-titre : L’histoire cachée de la dynastie
des Sackler
De la crise des opioïdes aux
États-Unis, on a beaucoup parlé. Des racines du scandale, beaucoup moins. À
l’origine, pourtant, était une famille – les Sackler. Trois frères, tout à la
fois médecins et rois du marketing, philanthropes, mécènes et finalement assassins.
Si je n’avais jamais entendu parler de
la crise des opioïdes, ni de l’Oxycontin, cette enquête m’attendait depuis sa
parution aux Etats-Unis car des blogueurs américains en avaient parlé
favorablement. Ayant déjà lu et apprécié l’auteur avec Ne dis rien, j’étais d’autant plus convaincue de
la qualité du travail mené ; en outre, je me doutais que l’industrie
pharmaceutique devait offrir matière à enquête.
Le résultat est tout à fait à la
hauteur des attentes ! Riche, documenté et implacable, ce travail
minutieux est aussi écœurant dans la situation qu’il présente. En effet, les
Sackler, toutes générations confondues, sont vraiment des pourris absolus qui
laissent à penser que l’enfer, tel que le décrit Dante, serait un endroit trop
doux pour eux.
Ils auront manipulé (à travers des
publicités mensongères et des médecins complaisants), vendu
sans scrupule des produits surdosés, construit un modèle économique basé
exclusivement sur le pognon au point que les produits vendus semblaient
finalement un détail : l’essentiel était de vendre, un max, les
doses les plus fortes possibles ; ils auront ensuite vampirisé
l’entreprise pour récupérer ledit pognon et le placer dans des
paradis fiscaux ou dans le cadre de montages financiers occultes. Ils auront
aussi « acheté » des décideurs de la FDA, fait pression sur tous ceux
qui comptaient les poursuivre en justice ou enquêter sur eux, menti comme des
arracheurs de dents, etc. Mais en surface, ils se présentaient comme des
mécènes (qui avaient des exigences invraisemblables envers les institutions
financées).
La lie de l’humanité.
Pourtant, le père des trois frères à
l’origine de cette lignée avait pour principe que l’essentiel est d’avoir (et
de transmettre) un nom respectable : c’est raté. De même, on ne peut que
reconnaître qu’Arthur, l’aîné de la fratrie, s’est vraiment démené pour se
sortir d’une situation familiale très modeste : il avait de l’ambition –
et ce n’est pas un mal en soi – il a travaillé d’arrache-pied pour lui-même et
sa famille. Sauf qu’il n’a pas su mettre de limites. On connaît « science
sans conscience n’est que ruine de l’âme », on pourrait dire de même
« science et marketing », « science et business ». Or toute
la fortune des Sackler est basée sur le marketing et le business ; même la
science est secondaire dans leur fortune. Quant à penser que les autres
entreprises pharmaceutiques sont identiques, c’est à la fois vrai et faux, faux
parce qu’en général (de ce qu’en dit l’auteur), elles finissent par
reconnaître, même du bout des lèvres, leurs erreurs (ou une partie). Chez les
Sackler, laisser entendre que l’on aurait pu déraper est inenvisageable :
plutôt utiliser toutes les ficelles à disposition, même les plus crasses, pour
éviter de lâcher quoi que ce soit.
Passionnant et de grande qualité, à
défaut d’être éclairant sur les riches et la façon dont fonctionne le monde (sauf à être d'une grande naïveté ou très jeune), ce livre mérite d’être lu par le
plus grand nombre.
Mention spéciale à la couverture très bien conçue.
Lu dans le cadre du jury non-fiction
Pocket 2023-2024