Après avoir évoqué la vie d’Emily
Dickinson dans Les villes de papier, l’autrice « échafaud[e] une
suite à la mort… », se propose de continuer d’avancer au lieu de
revenir sur ses pas, en imaginant la vie d’un noyau de proches et relations de
la poétesse. Ce second livre s’articule autour de l’héritage car si Dickinson
avait demandé à sa sœur Lavinia de brûler tous ses papiers personnels, elle n’avait
rien spécifié quant à ses poèmes. Lavinia, en découvrant la somme de ces bouts
de papiers, ne peut se résoudre à les brûler.
« … qui a jamais réussi à
faire remonter la neige dans les nuages, la lave dans le volcan, les larmes
dans les yeux ? »
Elle s’appuie sur Susan, sa belle-sœur, et
Mabel, la maîtresse pour les éditer en vue d’une publication. Millicent, l’enfant
de Mabel, participera aussi à l’aventure à sa façon.
Comme dans
Les villes de papier, j’ai été touchée par la grande sensibilité de l’autrice
dans son approche de Dickinson. En outre, j’ai apprécié que Dominique Fortier
nous épargne, cette fois, de pleines tranches de sa vie. Néanmoins, le récit se
concentrant sur des personnes autres que la poétesse, mon intérêt est resté
très en retrait. Certes, Emily Dickinson est le fondement des relations entre
les unes et les autres mais elle m’a semblé trop absente de la narration.
« Les
lettres… se construisent à même l’absence de ceux qu’on aime. Même les plus
belles, les plus tendres et les plus émouvantes ne cessent de chuchoter :
je ne suis pas là. »
En
outre, les personnalités des trois femmes adultes ne sont pas particulièrement
intéressantes – Mabel est même franchement insupportable. Seule la petite Millicent
est digne d’attention, du moins dans la personnalité que lui prête Fortier. L’enfant
est fine mouche, elle « sait regarder » et apparaît comme une sorte d’héritière
de la poétesse, capable de saisir l’impalpable, sensible pareillement à l’univers,
au minuscule, aux interstices.
Il m’a
semblé par ailleurs que Fortier avait raté une opportunité de développement
quand elle évoque le confinement de 2020 et se contente de souligner que « pendant
quelques semaines, nous avons tous vécu comme Emily Dickinson. » Ce
rapprochement aurait pu être creusé et nous ramener à la poétesse, à sa vie au cœur
des choses, à la façon dont nous aussi aurions pu vivre ce temps suspendu.
« Le
chemin à suivre – c’est une question que ne se serait jamais posée Emily, qui
savait parfaitement où aller : nulle part. Elle était déjà arrivée. Elle n’était
jamais partie. »
Mais le
texte comprend toujours des moments de grâce qui donnent envie de se jeter dans
la poésie de Dickinson, un édifice à la fois fragile et solide ; Emily
cherchait toujours le mot juste quitte à raturer sans fin mais elle était
habitée et cela se ressent.
« …
les poèmes de sa sœur… sont … des feuilles traversées par la lumière. […] pour
ce qu’elle en comprend, la poésie de sa sœur est le contraire de la correction,
[elle] appartient au domaine de la faute, de ce qui ne figure ni dans les
manuels ni dans les dictionnaires, [elle] réside dans cette distance qui l’éloigne
de ce qui est normal, attendu… »
Dominique
Fortier s’appuie sur les poèmes de Dickinson pour les intégrer dans ses phrases
qui en sont comme illuminées de l’intérieur :
« …
les poèmes de Mademoiselle Emily … n’ont pas d’ombre. Ces poèmes sont
des ombres blanches, des textes tissés à même les silences entre les mots, une
maison faite de fenêtres. »
« …
on s’évertue à vouloir réparer les choses quand il faut simplement trouver un
moyen de les casser mieux. »
Comme Les villes de papier, ce
texte donne envie de (re)lire Dickinson.
« … Emily n’a jamais écrit autre chose
que des moitiés de poèmes : l’autre demi appartient à qui le lit… »