Les ombres blanches – Dominique Fortier

 

Les ombres blanches – Dominique Fortier
Les ombres blanches – Dominique Fortier
Grasset, 2023, 256 pages

 

 « Emily était une étoile qui brûlait toute seule dans sa chambre. »

 

Après avoir évoqué la vie d’Emily Dickinson dans Les villes de papier, l’autrice « échafaud[e] une suite à la mort… », se propose de continuer d’avancer au lieu de revenir sur ses pas, en imaginant la vie d’un noyau de proches et relations de la poétesse. Ce second livre s’articule autour de l’héritage car si Dickinson avait demandé à sa sœur Lavinia de brûler tous ses papiers personnels, elle n’avait rien spécifié quant à ses poèmes. Lavinia, en découvrant la somme de ces bouts de papiers, ne peut se résoudre à les brûler.

« … qui a jamais réussi à faire remonter la neige dans les nuages, la lave dans le volcan, les larmes dans les yeux ? »

 Elle s’appuie sur Susan, sa belle-sœur, et Mabel, la maîtresse pour les éditer en vue d’une publication. Millicent, l’enfant de Mabel, participera aussi à l’aventure à sa façon.

 

Comme dans Les villes de papier, j’ai été touchée par la grande sensibilité de l’autrice dans son approche de Dickinson. En outre, j’ai apprécié que Dominique Fortier nous épargne, cette fois, de pleines tranches de sa vie. Néanmoins, le récit se concentrant sur des personnes autres que la poétesse, mon intérêt est resté très en retrait. Certes, Emily Dickinson est le fondement des relations entre les unes et les autres mais elle m’a semblé trop absente de la narration.

« Les lettres… se construisent à même l’absence de ceux qu’on aime. Même les plus belles, les plus tendres et les plus émouvantes ne cessent de chuchoter : je ne suis pas là. »

 

En outre, les personnalités des trois femmes adultes ne sont pas particulièrement intéressantes – Mabel est même franchement insupportable. Seule la petite Millicent est digne d’attention, du moins dans la personnalité que lui prête Fortier. L’enfant est fine mouche, elle « sait regarder » et apparaît comme une sorte d’héritière de la poétesse, capable de saisir l’impalpable, sensible pareillement à l’univers, au minuscule, aux interstices.

 

Il m’a semblé par ailleurs que Fortier avait raté une opportunité de développement quand elle évoque le confinement de 2020 et se contente de souligner que « pendant quelques semaines, nous avons tous vécu comme Emily Dickinson. » Ce rapprochement aurait pu être creusé et nous ramener à la poétesse, à sa vie au cœur des choses, à la façon dont nous aussi aurions pu vivre ce temps suspendu.

« Le chemin à suivre – c’est une question que ne se serait jamais posée Emily, qui savait parfaitement où aller : nulle part. Elle était déjà arrivée. Elle n’était jamais partie. »

 

Mais le texte comprend toujours des moments de grâce qui donnent envie de se jeter dans la poésie de Dickinson, un édifice à la fois fragile et solide ; Emily cherchait toujours le mot juste quitte à raturer sans fin mais elle était habitée et cela se ressent.

« … les poèmes de sa sœur… sont … des feuilles traversées par la lumière. […] pour ce qu’elle en comprend, la poésie de sa sœur est le contraire de la correction, [elle] appartient au domaine de la faute, de ce qui ne figure ni dans les manuels ni dans les dictionnaires, [elle] réside dans cette distance qui l’éloigne de ce qui est normal, attendu… »

 

Dominique Fortier s’appuie sur les poèmes de Dickinson pour les intégrer dans ses phrases qui en sont comme illuminées de l’intérieur :

« … les poèmes de Mademoiselle Emily … n’ont pas d’ombre. Ces poèmes sont des ombres blanches, des textes tissés à même les silences entre les mots, une maison faite de fenêtres. »

« … on s’évertue à vouloir réparer les choses quand il faut simplement trouver un moyen de les casser mieux. »

 

Comme Les villes de papier, ce texte donne envie de (re)lire Dickinson.

« … Emily n’a jamais écrit autre chose que des moitiés de poèmes : l’autre demi appartient à qui le lit… »