La présentation de l’éditeur débute par cette
phrase : « L’autre, c’est nous. » C’est le meilleur résumé que l’on peut donner
de ce livre qui m’a redonné foi en l’humanité (ce qui n’est pas peu dire).
J’ai entendu parler de ce roman il y a plusieurs
années sur les blogs anglophones car les lecteurs de langue anglaise ont eu la
chance de bénéficier d’une traduction bien avant nous. Autant dire qu’apprenant
sa parution en français, je me suis jetée dessus et je n’ai pas été déçue
(comme quoi, avoir des attentes élevées ne conduit pas nécessairement au flop).
« Seul le chaos perdure, car il se dérobe. »
Richard est un jeune retraité, anciennement
professeur de lettres à l’université. Contrairement à bien des personnages avec
ce statut, il n’est pas imbuvable pour deux sous et encore moins fermé au monde
qui l’entoure. Pourtant, l’histoire débute parce qu’il n’a pas remarqué des
demandeurs d’asile sur une place qu’il a pourtant traversée alors que certains
brandissaient une pancarte clamant : « We become visible ».
C’est en regardant la télé qu’il se rend compte de ce paradoxe et décide de se
rendre à nouveau sur les lieux, mais cette fois en faisant attention. Rien que
cette démarche en dit long sur Richard, sur sa capacité à s’ouvrir à l’autre et
à se remettre en question.
« Richard sait qu’il compte parmi les rares êtres de ce monde qui ont la possibilité de choisir la réalité où ils veulent jouer. »
Jenny Erpenbeck met en parallèle l’histoire de l’Allemagne
divisée puis réunifiée (Richard a grandi à Berlin Est) et celle de ces réfugiés
aux cœurs plein d’attentes et qui ont vécu le pire. Quelle est ma patrie ?
Quel est mon avenir ? Qui suis-je ?
Richard s’appuie (sans lourdeur) sur ses
références littéraires antiques pour créer du lien avec les patries des hommes
qu’il apprend à connaître ; il met en perspective l’expérience humaine
indépendamment des frontières, traités et autres accords qui ne servent aux
Etats qu’à se laver les mains des situations impossibles qu’ils ont créé
eux-mêmes au mépris des populations. C’est ainsi que ces hommes se retrouvent
en suspens, entre un passé qui n’existe plus et un avenir qui semble se refuser ;
quant au présent, il ressemble à une salle d’attente.
« [les migrants] n’attendent rien du Sénat. En fait, ils veulent aller chercher du travail et organiser leur vie eux-mêmes, comme tout homme en bonne santé physique et mentale. »
La réflexion, sans être inédite, est riche et subtile, au point que l'on plaint un peu la traductrice qui a dû déployer des trésors de finesse pour rendre chaque nuance. L'autrice choisit ses mots avec précision, mettant à jour un travail d'orfèvre, non pas purement esthétique mais véritable invitation au lecteur d'entrer dans un cheminement qui le concerne nécessairement, en tant qu'être humain. Qu’est-ce que s’engager ? Qu’est-ce qui peut rendre compte de l’expérience humaine ? Est-il possible de créer des ponts entre deux cultures si éloignées ?
« Combien de fois faut-il donc réapprendre ce qu’on sait, le
redécouvrir en permanence, combien de travestissements faut-il arracher pour comprendre
les choses pour de bon, jusqu’à la moelle ? »
Lu au cours d'une période difficile, ce livre m'a habitée, nourrie,
soutenue. Il fait du bien parce qu'il montre que même un vieil universitaire
peut être ouvert au monde et ne pas se contenter de son petit confort moral. En
ces temps d'égoïsme forcené, cette histoire est une bouffée d’air frais qui
trace sa route avec dextérité évitant aussi bien l’ornière du cynisme que celle
de la candeur.
« Karon est tellement miné par l’inquiétude que même l’espoir
lui fait peur. »
Une lecture superbe et de grande qualité que je recommande sans réserve.