Sur les ossements des morts - Olga Tokarczuk
(Prowadž, swój pług przez kości umarlych,
2010)
Éditions Libretto, 2014, 285 pages
Traduction de Margot Carlier
Janina Doucheyko, retraitée, vit dans un hameau en
Pologne, non loin de la frontière avec la République tchèque. Elle se passionne
pour l'astrologie et la nature qui l’entoure, faune et flore. Quand son voisin
est retrouvé mort chez lui, étouffé par un petit os de la biche qu’il avait
tuée et cuisinée, c’est le début d’une série de crimes étranges et mystérieux.
Chaque fois, on retrouve des traces laissées par des animaux sur les lieux des
crimes. Or les victimes étaient toutes des chasseurs passionnés. La narratrice
a une théorie bien à elle : c’est une vengeance des animaux (validée par
les astres). Évidemment, personne ne la prend au sérieux.
Le pressentiment que ce livre me
plairait n’allait pas jusqu’à me laisser espérer une telle osmose (mon intérêt
pour la campagne polonaise étant pour le moins limité). Or j’ai aimé ce livre jusque
dans ses détails, y compris ceux infimes, y compris tout l’aspect astrologique
qui n’est absolument pas ma tasse de thé en général. Tout m’a fascinée !
« … je connais la date de ma propre mort, et cela me rend libre. »
Il ne faut pas partir dans l’idée de
lire un roman policier : non seulement le livre tire son intérêt de bien
d’autres aspects mais en plus, on se doute très vite de l’identité du coupable
(et on n’en a rien à faire en vérité). Oubliez donc cette question d’office
pour apprécier tout le reste.
« … le corps humain est inhumain. Surtout quand il est mort. »
C’est un roman riche : sur le
plan humain (y compris en termes de critique sociale et politique), sur les
questions relatives à la faune et à la flore, sur sa capacité à prendre de la
hauteur surtout. Si l’astrologie m’a plu ici, c’est que la discipline est
utilisée pour évoquer les destinées humaines, le libre-arbitre, l’intégration
des êtres humains dans un ensemble qui les dépasse et qui garde une part de
mystère bienvenue (et puis c’est drôle parfois). Nous sommes dans un récit
métaphysique qui n’en reste pas moins accessible en ce que son propos nous
concerne tous.
« Un pays est à
l’image de ses animaux. De la protection qu’on leur accorde. Si les gens ont un
comportement bestial envers les animaux, aucune démocratie ne pourra leur venir
en aide. Pas plus qu’autre chose d’ailleurs. »
Ce qui m’a totalement conquise, c’est
la finesse de l’autrice ; certaines phrases me laissaient dans un état
méditatif et, bien qu’enthousiasmée dès le début par cette lecture, je l’ai
étalée sur une semaine tant il y avait matière à penser. Chaque personnage
apporte sa pièce à l’édifice et représente un aspect de la nature humaine (pas
nécessairement vil d’ailleurs) ; c’est comme un puzzle qui se construit
peu à peu sous nos yeux (peut-être le seul côté « roman policier » du
livre).
« … que
faites-vous de cette avalanche de viande de boucherie qui, chaque jour, s’abat
sur nos villes telle une pluie apocalyptique et sans fin ? Cette pluie,
elle est l’annonce de massacres, de maladies, de folies collectives, de
l’obscurcissement et de la contamination de l’esprit. Car le cœur humain n’est
pas en mesure de supporter autant de souffrances. En fait, toute notre
psychologie si compliquée a été élaborée dans un seul dessein : empêcher
l’homme de comprendre ce qu’il voit réellement. Pour que la vérité, masquée par
l’illusion et les paroles creuses, lui échappe à jamais. »
L’idée développée ci-dessus est majeure dans ce texte et
revient à plusieurs reprises. Ce roman est aussi, dans sa critique sociale, une
charge contre le patriarcat.
Ce texte est d’une telle richesse que je sais que j’y
trouverai encore sujet à émerveillement quand je le relirai. Son côté engagé
lui donne une force particulière qui irradie chaque page. Rares sont les livres
qui offrent un tel bonheur. Je ne peux qu’en conseiller chaudement la lecture.