La douleur de Manfred – Robert McLiam Wilson
(Manfred’s
Pain, 1992)
Christian Bourgois,
2003, 276 pages
Traduction de Brice
Matthieussent
(Livre épuisé en poche et en grand format, en français et en anglais.
Ne pas se laisser démonter pour autant)
«
Manfred désirait mourir depuis longtemps. »
C’est
une histoire difficile à aimer. Elle est aussi brutale que sensible,
dérangeante qu’effrayante. C’est une lecture éprouvante, qui parle au cœur, et qu’il ne faudrait pas éviter à cause de son sujet douloureux.
Manfred
est vieux, malade, seul ; il a saboté sa vie et végète en sursis depuis
vingt ans. Il a perdu la femme qu’il aimait ; c’est le drame de son
existence misérable.
« [Manfred] ne désirait pas vraiment la mort,
mais il mourait d’envie d’être débarrassé de la vie. »
Si la
douleur de Manfred apparaît d’abord être physique, elle est aussi, surtout,
morale. D’où l’on comprend que la douleur physique est chérie par Manfred, en
ce qu’elle le distrait de l’autre, celle avec laquelle il vit depuis plus de
vingt ans et qui fait de lui un mort-vivant. Si les autres voient sa déchéance
physique, sa décrépitude de vieillard si bien décrite par l’auteur, ils
ignorent tout des tourments de son âme au moins aussi virulents que les
élancements du corps.
Il ne
sera rien épargné au lecteur : la guerre, les camps, la violence
conjugale, les petites douleurs morales accumulées et celle, actuelle, de
Manfred qui semble être à la fois une synthèse et l’apothéose de toutes les
autres.
L’auteur
repousse constamment les limites, en particulier dans ses descriptions de la
déliquescence de Manfred et jusqu’au finale, pourtant attendu, dont on se dit qu’il
ne se terminera jamais.
Le
livre reste très centré sur la vieillesse et les pages qui y sont consacrées
sont belles, même quand elles décrivent la disgrâce du corps. On se surprend à
s’examiner attentivement dans un miroir, avant de revenir au texte qui nous
rappelle la valeur du temps quel que soit notre âge.
Lire ce
texte s’apparente souvent à subir une opération sans anesthésie, avec pourtant
des moments de grâce que l’on accueille avec gratitude. En quelques phrases
évocatrices, l’auteur déploie une ambiance cernée de pluie et les couleurs de
l’air disent l’humeur de la ville. L’amour aussi connaît de belles heures.
Enfin, ces pages qui défilent et passionnent comptent quelques moments de
comédie grâce notamment au « charmant » Webb, voisin de Manfred,
raciste et misogyne pour dire le moins. D’ailleurs, à sa façon, ce roman est
éminemment politique.
La douleur de Manfred n’est pas un roman aguicheur mais
il donne à voir à quoi sert la littérature ; elle n’a pas à être charmante
et le lecteur prend ici une claque magistrale.