Orwell
ou l’horreur de la politique – Simon
Leys
Plon, 2006, 116 pages
(existe en poche)
Cet essai a été publié une première fois en 1984 à
titre de symbole. La seconde édition a été mise à jour mais elle est restée
essentiellement la même que l’originale.
Simon Leys souhaite ici faire mieux connaître
Orwell et déboulonner au passage certaines idées fausses le concernant. Il
revient sur l’homme pour comprendre l’écrivain et charge les politiques de
gauche ayant craché sur Orwell alors même que ce dernier entretenaient des
idées « de gauche ». On peut d’ailleurs s’étonner qu’Orwell n’ait pas
été reconnu par la gauche, l’idée de le rattacher à une autre tendance politique
paraissant pour le moins dénaturée. Mais les idéologies ont ceci de pervers que
ceux qui s’en réclament cherchent par tous les moyens, y compris les plus
stupides, à mettre sous cloche les idées qu’elles promeuvent. Il s’agit de
propager une image figée relevant du dogmatisme, une rigidité qui s’accommode
mal de la réalité et de la liberté de pensée.
Et Simon Leys nous dit : « C’est précisément parce qu’ [Orwell] prenait
l’idéal socialiste tellement au sérieux qu’il ne pouvait tolérer de le voir
manipulé par des pitres et des escrocs. »
Ce qui est intéressant dans cet essai, c’est l’étude
de l’évolution de l’auteur : comment Eric Blair est-il devenu George
Orwell en somme et ce que représentait Orwell pour Blair. En effet, si on
regarde sa vie de façon superficielle, on peut s’étonner qu’Orwell ait
travaillé pour la police coloniale en Birmanie. Or, si on se penche sur la vie
d’Eric Blair, c’est de suite plus logique.
Si Orwell nous paraît être un auteur politique, ce
n’est pas vraiment le cas selon Leys. Au contraire, Orwell avait « horreur de la politique » selon ses
propres mots. Son expérience lors de la guerre d’Espagne le marqua au point que
l’on peut estimer que c’est suite à cet épisode qu’il forma sa pensée politique
définitive. L’hypocrisie du système et de la gauche lui furent alors révélées
sans équivoque. Il estimait qu’il faudrait pouvoir vivre sans se préoccuper de
politique. Cela ne signifie pas pour autant que la politique était sans
importance à ses yeux : bien au contraire ; mais Orwell affirma qu’il
s’engageait en politique en tant que citoyen, être humain, et non en tant
qu’écrivain.
Si la lecture débute bien, le doute s’immisce à
mi-parcours et, même si on est d’accord avec l’auteur quant au positionnement
d’Orwell et à l’imbécillité de ses ennemis politiques, il est difficile de ne
pas finir l’essai en se disant que, soit les idées d’Orwell sont pour
l’essentiel datées (il serait en définitive proche des néoconservateurs), soit
elles sont problématiques à bien des égards (son goût pour les épanchements de
sang révolutionnaires rejoint un peu trop ce que fut la réalité des régimes
communistes qu’il dénonçait pourtant. Certes, en tant qu’êtres humains nous
sommes faillibles, mais certaines erreurs de jugement sont plus difficiles à
défendre que d’autres).
> Ce qui semble le plus ennuyeux c’est qu’Orwell était
attaché à un idéal alors même que l’on sait (et c’était déjà le cas à son
époque) qu’idéal et politique ne font pas bon ménage que ce soit sur un plan
abstrait ou concret : soit un idéal reste au niveau purement intellectuel
et n’a donc aucun intérêt concret, aucune application réaliste possible, soit
il est mis en œuvre et se détériore dans le processus au point de se
transformer en totalitarisme comme l’ont montré les régimes communistes.
> On finit par se demander si Orwell n’était pas
schizophrène : d’un côté il estime que la révolution devra mater les
résistances (notamment en fusillant les traîtres et en écrasant promptement
toute révolte ouverte), d’un autre il déclare que « toutes les révolutions sont des échecs. » Il ne se fait donc aucune
illusion sur la dégénération de son idéal quand il est appliqué (cela donnera 1984) et à ce titre peut passer pour un
visionnaire. Cependant, il fait aussi preuve d’une candeur étonnante quand il
s’entête à défendre un idéal avec des arguments très touchants mais
irréalistes.
On pourra regretter également que Simon Leys
s’emporte parfois au point d’être un brin caricatural dans sa volonté de
défendre Orwell à tout prix. Il est d’ordinaire plus tempéré ou du moins
avance-t-il ses arguments la tête froide ; ce n’est pas toujours le cas
ici. Cela est d’autant plus dommage que la majeure partie de ses propos est
argumentée, sensée et présentée avec efficacité.
L’annexe 1 est une compilation de propos d’Orwell
sur différents sujets. Elle torpille tout projet de rendre Orwell sympathique
et sabote le travail préalable de Leys ; on peut d’ailleurs s’étonner que Leys
ne s’en soit pas rendu compte. Certes l’essayiste ne cherche pas à rendre
Orwell sympathique mais il le défend avec virulence ; or citer Orwell ne
rend pas service à ce dernier. Si on ne lit pas un auteur parce qu’il est
charmant, il est difficile de vouloir (continuer à) le lire quand il donne une
image de lui aussi odieuse.
Dans le positif, notons : « … il avait clairement perçu… que le fascisme
était en fait une perversion du socialisme, et que, malgré l’élitisme de son
idéologie, c’était un authentique mouvement de masse, disposant d’une vaste
audience populaire. »
Mais aussi : « Vivre en régime totalitaire est une expérience orwellienne ; vivre
tout court est une expérience kafkaïenne. »
Et il a raison d’écrire en conclusion :
« le fait que, un demi-siècle après
sa mort, Orwell ait pu encore être la cible d’une aussi crapuleuse calomnie
montre bien quelle formidable et vivante menace il continue à présenter pour
tous les ennemis de la vérité. » (Rappelons que ceci a été écrit en
1984 alors que le bloc communiste n’était pas encore dissout en Europe).
Si cet essai est loin d’être inintéressant, on
peut regretter la volonté un peu trop marquée de son auteur de réhabiliter à
tout prix Orwell. Qu’Orwell ait souffert de critiques injustes est une chose,
qu’il faille en faire un héros en est une autre. Ce n'est pas avec plaisir que j'écris cela : Simon Leys / Pierre Ryckmans a souvent été attaqué injustement et je me serais passée d'ajouter ma pierre à l'édifice des critiques mais il serait malhonnête de louer ce livre pour le principe.