Un cœur si blanc – Javier Marías

Un coeur si blanc Javier Marias
Un cœur si blanc – Javier Marías
 (Corazón tan blanco, 1992)
Folio, 2008, 393 pages
Traduction d’Anne-Marie Geninet et d’Alain Keruzoré



Juan et Luisa, tous deux interprètes, viennent de se marier. Ils devraient baigner dans un doux bonheur mais Juan ne peut s’empêcher de ressentir un malaise, a priori extérieur au couple mais néanmoins plombant. C’est ainsi qu’il devient le narrateur de ce roman, nous livrant ses pensées au fil de ses interrogations et de ses observations.
Juan dissèque des images, des propos entendus, le concernant ou pas, des souvenirs plus ou moins flous ; c’est extrêmement fouillé et a un goût de ressassement qui peut être rebutant (je connais de nombreuses personnes qui ont abandonné ce livre) mais qui est aussi très gratifiant.


Ce roman est un petit chef d’œuvre de virtuosité aussi bien sur le fond que sur la forme.

> Ce qui marque, au final, c’est la structure narrative. Il s’agit d’une série de tableaux qui s’enchaînent et surtout se répondent de façon souple et subtile pour mieux plonger le lecteur dans cette histoire au rythme lent.

> Ce que l’on remarque également, c’est l’écriture qui fait penser à celle de Saramago pour son aspect foisonnant marqué par une ponctuation particulière et ses effets de style, notamment l’itération.

> Même si l’aspect formel joue un rôle de taille, l’histoire en elle-même est loin d’être inintéressante et l’écriture porte un cheminement intellectuel riche. L’intrigue sert à soulever des réflexions originales et pourtant essentielles. En effet, l’auteur se penche sur nos relations, comment elles se créent, presque à notre insu, et comment elles se perpétuent. Il étudie également le rôle du langage et de son corollaire, le silence, de leur puissance, cela en lien avec les actes (les nôtres et ceux des autres) et ce dernier point est particulièrement passionnant dans la façon dont il est traité.
Toutes ces questions se lient avec le sujet du passé et de son poids sur le présent, cela de façon plutôt inhabituelle.

« Tout le monde oblige tout le monde, non pas tant à faire ce qu’il ne veut pas, que ce qu’il ignore vouloir […] c’est parfois quelque chose d’extérieur qui les y a obligés… le passé les oblige… Ou même les choses qu’ils ignorent et qui ne sont pas à leur portée, la part d’héritage que nous portons en nous et que nous ignorons, qui sait quand a commencé le processus… » (p. 248)


Nous retrouvons des phrases, mot pour mot, à plusieurs reprises dans des circonstances différentes et cela traduit finalement combien ce qui était ou semblait être un raisonnement purement intellectuel se trouve vérifié par les faits.
C’est ainsi que la structure du roman et l’histoire personnelle du narrateur s’amalgament de façon vertigineuse.

Comment se protéger de ce qui ne dépend pas de nous et que nous ne savons comment traiter car il est déjà trop tard ? La question a été posée ; l’allusion a été faite.

« raconter déforme, raconter les faits déforme les faits, les falsifie et les nie presque, tout ce qui est raconté devient irréel et approximatif même si c’est vrai, la vérité ne dépend pas du fait que les choses soient ou arrivent, mais du fait qu’elles restent cachées, ignorées, non racontées… » (p. 262)


Il est difficile de rendre compte de ce roman exigeant et passionnant parce que l’essentiel se trouve dans cette alchimie entre le fond et la forme mais aussi dans les plaisirs intellectuels qu’il distille (le titre est tiré de Macbeth – Il n’est pas nécessaire d’avoir lu la pièce pour comprendre le roman mais, dans le cas contraire, certains points seront plus appréciés, du moins l’ai-je vécu ainsi).

Le livre balaie un large spectre de questions dont l’existence même peut s’avérer être un danger pour l’esprit. De tout cela, Javier Marías en parle bien mieux que moi et m'a ainsi offert une des meilleures lectures que j’ai faites à ce jour.