Le chemin de sel – Raynor Winn

Le chemin de sel – Raynor Winn
Le chemin de selRaynor Winn
(The Salt Path, 2018)
Stock, 2023, 400 pages
Traduction de Marc Amfreville

 

Raynor et Moth sont de jeunes quinquagénaires qui perdent tout, du jour au lendemain ou presque : suite à un mauvais investissement, ils perdent tous leurs biens et leurs revenus ; en parallèle, Moth se voit diagnostiquer une maladie dégénérative incurable (ceci n’est pas une fiction !)

Plutôt que de quémander un logement social et d’espérer qu’un miracle se profile, ils décident de partir sur les routes, plus particulièrement de suivre le Sentier de Grande Randonnée de la Côte Sud‑Ouest (alors que la maladie de Moth se traduit par des difficultés motrices). Ils s’équipent un peu à la louche avec les moyens du bord et, guide en main, se lancent sans autres attentes que mettre un pied devant l’autre et voir ce que ça donne.

J’avoue avoir peiné pendant un bon tiers, n’accrochant ni au couple, ni à la narration. Si la présentation éditeur m’avait séduite à bien des égards, je ne m’y retrouvais pas, sauf rares moments – les propos sur les SDF ou encore sur ce qu’est être parents quand on ne peut plus aider ses enfants. Et puis, une fois échauffée, j’ai été de plus en plus en phase avec les randonneurs, leurs joies et déceptions, leur mentalité, leur recherche de la solitude auprès des éléments, le léger humour aussi. Ce qui est probablement le plus appréciable, c’est que Raynor Winn mêle avec talent les différents aspects de l’aventure sans jamais trop s’alourdir sur l’un ou l’autre ; elle est ouverte d’esprit, équilibrée et courageuse. Elle ne cache pas les aspects peu glamour mais ne s’y appesantit pas non plus, concluant qu’hormis la maladie de Moth et leur statut de SDF, ils n’ont pas de problème.

« Je ne luttais plus, je n’essayais plus de changer ce qui ne pouvait pas l’être, je ne serrais plus les poings avec angoisse pour agripper une vie que nous avions laissée filer… je savais désormais me réjouir de faire partie de la spirale des éléments … Je faisais partie d’un tout. Je n’avais nul besoin de posséder un carré de terre pour l’éprouver… j’étais le vent, la pluie, la mer. Tout cela, c’était moi, et je n‘étais pourtant rien dans cet univers. »

En définitive, c’est un très beau récit que nous livre Raynor Winn, sans leçons de vie, comme on partage une aventure et la façon dont elle nous a fait grandir. J’espère lire un jour la « suite », Landlines, qui raconte une autre expédition du couple. Une belle rencontre !

Intimités – Katie Kitamura

 

Intimités – Katie Kitamura

IntimitésKatie Kitamura
(Intimacies, 2021)
Stock, 2023, 250 pages
Traduction de Céline Leroy

 

À la mort de son père, fuyant New York, la narratrice s’installe à La Haye en tant qu’interprète à la Cour Internationale. Femme sans histoire, elle finit par être rattrapée par un ensemble de dissonances : Adriaan, son amant néerlandais, décide de partir au Portugal rejoindre ses enfants et la femme qui l’a quitté ; Jana, une amie, lui raconte qu’une agression a eu lieu en bas de chez elle et la narratrice en devient obsédée ; sa hiérarchie lui demande d’interpréter pour un ancien président accusé de crimes de guerre.

 

En dépit d’une narratrice à la personnalité peu attractive à mes yeux et d’une écriture sans attrait, ce roman s’est avéré très prenant et m’a séduite par bien des aspects. C’est surtout l’ambiance qu’installe rapidement l’autrice qui accroche : on ressent une menace sourde, comme si la narratrice était cernée par des gouffres invisibles et qu’un rien pouvait faire basculer sa vie routinière. Par des indices infimes, un ressenti de son personnage, Kitamura suggère peu à peu un certain inconfort.

Le travail d’interprétariat lui-même est décrit comme une pratique qui relève quasiment de la schizophrénie : la narratrice doit être à fond à sa tâche mais finit par perdre le sens général de ce qu’elle traduit, ce qu’elle dit sans que ce soit elle qui le dise vraiment en premier lieu  …la minutie requise par l’exercice, tout en s’efforçant de rester le plus possible fidèle aux mots prononcés d’abord par le sujet, puis par soi-même, sans pour autant appréhender le sens des phrases : … on ne sait littéralement pas ce qu’on dit. Le langage ne fait plus sens. ») Son travail d’interprète et ce qui en découle (l’attention aux mots, aux ambiguïtés, l’intimité imposée, etc.) m’a souvent fait penser à Un cœur si blanc, même si Katie Kitamura n’a pas la virtuosité de Javier Marias.

Au-delà des mots, la narratrice observe avec beaucoup d’attention ses interlocuteurs ; elle est ultra‑sensible à leurs propos, gestes, regards, voire à ce qu’ils taisent. Ce regard porté sur les autres imprègne tant sa façon d’aborder le monde qu’elle en est parfois submergée, surinterprète (ce qu’elle se garde de faire dans l’exercice de son métier), est déstabilisée (inutilement). Elle semble tiraillée entre une tendance à vouloir comprendre les tenants et les aboutissants d’un ensemble de relations et le confort de l’ignorance, cela à un point qui m’a souvent agacée.

En filigrane, elle cherche aussi un endroit qui puisse être un repère. J’avoue que ce volet du roman m’a semblé traité trop en pointillés pour être convaincant. De même, la fin m’a paru un peu « mince » après tout ce que le roman avait brassé (et promis).

C’est un texte riche, qui plus est pour un format assez court, mais toutes ses couches sont très bien amenées et constituent le second attrait du roman. Il dessine fort bien la complexité de nos relations aux autres, quelles que soient leurs natures.

 

En définitive, Intimités est un roman consistant et prenant qui nourrit aussi bien la réflexion que les émotions et qui donne envie de mieux connaître l’œuvre de cette autrice peu traduite en français.

Une chambre en Allemagne – Carla Maliandi

Une chambre en Allemagne – Carla Maliandi
Une chambre en AllemagneCarla Maliandi
(La habitacion alemana, 2017)
Métailié, 2021, 160 pages
Traduction de Myriam Chirousse

 

La narratrice de ce roman étonnant a quitté Buenos Aires, où elle réside, sur un coup de tête pour venir à Heidelberg où elle a vécu, très jeune enfant, avec ses parents. Elle a trouvé une place en résidence universitaire, sans pour autant avoir l’intention d’étudier. Son projet est le suivant :

« … je vais essayer de dormir, je vais essayer d’aller mieux, et je vais chercher un banc sur la Markplatz où je pourrai m’asseoir pour penser tranquillement et manger des bretzels. » (je suppose que l'adhésion immédiate que j'ai ressentie pour ce projet témoigne de ma fatigue générale

Loin des siens, de son quotidien, elle se retrouve happée par un univers à la fois familier – puisqu’elle connaît la ville – et profondément étranger.

La présentation éditeur conclut par cette remarque très juste : « … l’héroïne agit à peine mais il lui arrive des choses extraordinaires. Les gens qui l’entourent la conduisent vers des situations improbables qui ne peuvent arriver que quand on est à l’étranger. » J’ai retrouvé  dans le récit cette sensation de se laisser porter par les événements, ce lâcher-prise spontané qui nous prend quand nous ne sommes plus contraints par notre environnement habituel. En outre, l’histoire a par moments des accents oniriques ou des allures de conte et cela participe à une certaine irréalité.

L’héroïne évoque aussi ce réconfort à ne plus avoir à choisir le tapis du salon, les tasses à mettre dans le placard : se laisser porter par l’aménagement fait par d’autres, utiliser les objets choisis par d’autres. Si son séjour ne sera pas de tout repos, elle est comme déchargée d’un ensemble de responsabilités et peut alors se laisser porter par les autres, ne pas avoir de comptes à rendre.

J’ai beaucoup aimé ce roman, sa principale protagoniste qui semble à la fois ne pas très bien savoir ce qu’elle fait là et avoir quelques certitudes sur le fait qu’elle n’attend rien de particulier. Elle est comme en suspens, a besoin d’une pause mais pas nécessairement de réfléchir à ce qu’elle fera « ensuite ». Et ce fut très appréciable de ne pas être confrontée à une avalanche de questionnements et autres remises en question.

Le livre est globalement apaisant : si les événements qui lui arrivent ne sont pas tous agréables, la narratrice ne réagit pas avec anxiété ; d’une certaine façon, elle attend que « ça passe » et, en effet, tout se remet d’aplomb sans son intervention. La quatrième parle d’un roman de « non apprentissage » ; j’ajouterai qu’aucune leçon définitive n’en ressort si ce n’est que la scène finale est sereine alors que la narratrice se décrit au début avec « des cheveux longs, lourds comme une cape de tristesse ». 

Les personnages secondaires sont presque tous intéressants eux aussi, ce qui ajoute une profondeur au roman ; je me suis attachée à eux, à leurs histoires, à la communauté de circonstance qu’ils forment.

Le livre se referme avec ses mystères et ses possibles et je l’ai aimé plus que je ne sais l’exprimer. A découvrir !