La Tour – Doan Bui
Livre de Poche, 2023, 336 pages

C’est une tour des Olympiades, au cœur du Chinatown parisien. La famille Truong, qui a fui le Vietnam après la chute de Saigon, s’y est installée à la fin des années 1970. Dans cette Babel aux mille langues, voilà aussi Ileana, la pianiste roumaine désormais nounou ; Virgile, le sans-papiers sénégalais, lecteur de Proust, qui squatte le parking ; ou encore Clément, le Sarthois obsédé du « grand remplacement » et convaincu d’être la réincarnation du chien de son idole Michel Houellebecq. 

 

Livre passionnant que ce roman, qui m’a apporté bien plus que je n’étais venue chercher. Il y a d’une part les personnages qui, chacun à sa façon, témoigne d’une facette de la France d’aujourd’hui, à travers qui ils sont – voire qui ils voudraient être – et, indirectement, par la façon dont ils sont perçus. D’autre part, l’autrice enrichit l’histoire à proprement parler par quantité d’informations sur des éléments « annexes », la plupart du temps en notes de bas de page ; les faits historiques sont ceux qui m’ont le plus intéressée car ils donnent des perspectives, et au roman, et à notre quotidien. Pour la curieuse touche-à-tout que je suis, ces informations (très) diverses égrenées au fil du roman étaient particulièrement réjouissantes. Par ailleurs, lire ce livre alors que la France traverse une crise politique était particulièrement approprié.

Doan Bui est journaliste et les histoires de ses personnages témoignent de ses investigations, d’un travail sérieux et équilibré, entre les faits et l’aspect intime, entre une vie et un contexte plus large. D’une façon générale, j’ai particulièrement apprécié la mesure avec laquelle l’autrice narre ces parcours à la fois personnels et archétypaux.

Il ne faudrait pas croire pour autant que l’histoire est rébarbative ; au contraire, c’est plein d’ironie, de mordant, de vie. Une vraie réussite en somme !

Les Éphémères – Andrew O’Hagan

 

Les Éphémères – Andrew O’Hagan

Les Éphémères – Andrew O’Hagan
(Mayflies, 2020)
Éditions Métailié, 2024, 288 pages
Traduction de Céline Schwaller

 

Écosse, été 1986. Sur fond de thatchérisme sauvage, un groupe de jeunes gars de la classe ouvrière décide de suivre Tully pour fêter la fin du lycée dans un festival de musique mythique à Manchester, la Mecque du punk rock, de la new wave, de la musique qu’on met à fond ! Ce voyage vibrant sera aussi le début de la vie adulte et la promesse que les passions qu’ils partagent – la musique, le cinéma, l’humour, la provoc – résisteront toujours.

Trente ans plus tard, le téléphone sonne. Tully annonce une nouvelle importante, une nouvelle qui va tout renverser.

 

Les histoires d’amitié peuplent la littérature. Peut-être pensez-vous avoir tout lu sur le sujet, être revenu de tout : ne passez pas à côté de cette petite merveille !

Le texte se divise en deux parties : l’été 1986 et l’automne 2017. J’ai trouvé la première un peu longue, n’étant pas très fan d’histoires d’adolescents et manquant de références, en particulier musicales. Cependant, elle recréé avec brio l’insouciance de la jeunesse, que des quotidiens parfois difficiles n’arrivent pas à entamer longtemps.

« Il n’était pas tant le papillon que l’air qui le porte. »

Dès le début, le style marque par sa grâce ; le regard de l’auteur, perspicace, ne manque pas pour autant de tendresse envers ses personnages. Ces derniers sont très réussis, complexes, plus que vrais ; même le narrateur, sorte de Nick Carraway, a une épaisseur que le personnage de Fitzgerald n’a pas.

« Tout le monde ne peut pas faire comme moi. Tout le monde ne peut pas aller de l’avant et divorcer de ses parents. »


Le propos alterne entre les moments triviaux et les remarques bien vues, subtiles parfois, le tout saupoudré d’humour. S’y ajoute l’émergence d’une pensée politique chez ces jeunes, qui rompt avec celle de leurs pères (racistes et conservateurs) : « … on défend les ouvriers. – Je défends leurs droits, pas leurs préjugés. »

« Mary était audacieuse, mais Mme O’Connor donnait dans quelque chose d’encore plus mystérieux : la gentillesse. »

 

La seconde partie m’a enchantée. Les personnages ont pris de la profondeur, tout en restant eux-mêmes. Et ce qui est superbe, c’est cette amitié qui n’a rien perdu de sa vigueur, y compris face à l’adversité.

« Quand nous marchâmes sur le parquet pour traverser la salle, j’eus l’impression que nous frappions à toutes les portes du passé et que nous cherchions à nous enfuir. »

Aussi rugueux que soit le contexte, le style est élégant. Par ailleurs, les personnages montrent leur vulnérabilité et ça vous touche en plein coeur. 

« C’était un ami de l’amitié et il n’attendait jamais des gens qu’ils soient meilleurs qu’ils ne l’étaient. »


Les Éphémères dresse le portrait d’une époque, de générations, de transfuges de classes aussi, le tout avec une grâce incommensurable et des personnages inoubliables.

Bonobo – Jeong You-jeong

 

Bonobo – Jeong You-jeong

Bonobo – Jeong You-jeong
(Jin-yi & Jinny, 2019)
Éditions Picquier, 2021)
Traduction de Mathilde Colo

 

Jin-yi consacre sa vie à l’étude des primates. Un soir, elle participe au sauvetage d’une bonobo échappée d’une villa en flammes et, alors qu’elle la tient sur ses genoux dans la voiture qui les ramène au Centre d’étude des primates, un accident la projette à travers le pare-brise et une étrange fusion s’opère : tandis que son corps est emmené à l’hôpital, entre la vie et la mort, l’esprit de Jin-yi se réfugie dans le corps de la petite bonobo. Ainsi commence une fascinante coexistence entre ces deux êtres.

 

Les fictions qui prétendent s’emparer des relations entre les humains et les autres espèces animales sont, de par mon expérience, aussi mauvaises que prétentieuses. Généralement, le livre s’avère soit antispéciste, soit une thèse déguisée en une fiction maladroite. J’ai donc résisté quelques années avant de céder aux sirènes de cet ouvrage.

Si le style est peu engageant, le fond, l’approche, la fin ont balayé toutes les réticences issues de mes précédentes expériences.

L’histoire est passionnante ; elle alterne les points de vue de Jin-yi (dans le corps de Jin) et de Minju, un jeune qui m’a lui aussi conquise en dépit de son profil de loser. L’autrice nous immerge dans les pensées de ses personnages ; elle nous fait vivre en particulier la situation de Jin-yi, esprit dans un corps autre que le sien : nous partageons ses interrogations, ses peurs, ses espoirs mais aussi son empathie et sa capacité d’adaptation. Quant à Minju, il se révèle à lui-même au fil des expériences ; ce cheminement possède son intérêt propre.

Plus largement, c’est un livre qui nous invite à dépasser notre vision du monde, à donner le meilleur de nous-mêmes dès à présent et à être véritablement inclusifs.

Ce roman est captivant et bouleversant ; je compte déjà le relire et en recommande la lecture au plus grand nombre.