De rage et de douleur le monstre – Terézia Mora
(Das
Ungeheuer, 2013)
Piranha, 2015, 592
pages
Traduction de
Françoise Toraille
Darius Kopp a perdu son emploi et sa femme, Flora, s’est
suicidée. Il s’est enfermé chez lui, végète devant la télévision et se nourrit
de pizzas livrées à domicile. Jusqu’au jour où il décide de lire le journal que
sa femme tenait en hongrois, sa langue natale, et qu’il a fait traduire mais
aussi de s’occuper des cendres de Flora. Quel endroit est le plus adéquat pour
recueillir les cendres de son amour perdu ? Darius entreprend alors un
long voyage en voiture à travers l’Europe centrale et balkanique jusqu’au Mont
Ararat.
Ce roman ambitieux, inscrit dans notre époque, s’avère très
exigeant tant les niveaux de lecture sont multiples, tant la coexistence de
sens et d’interprétations habite ses phrases. Cela se traduit par un langage
qui oscille entre l’informel et le littéraire, des changements de perspective
au sein d’une même phrase et d’une présentation originale. En effet, chaque
page est séparée en deux : la partie du haut est dévolue aux aventures de
Darius et celle du bas au journal de Flora. Au-dessus, Darius, en mouvement,
essaie de surmonter le deuil de sa femme et d’une façon générale l’échec de sa
vie ; en-dessous, Flora lutte contre le monstre de la dépression que
Darius n’avait pas remarqué de son vivant. Une ligne sépare le monde du vivant
et celui de la morte. Alors que Darius passe plusieurs frontières territoriales
pendant son voyage, celle-ci est infranchissable :
« Entre les
vivants et les morts passe une frontière. […] Un vivant ne peut pas vivre avec un mort, c’est aussi simple que cela. »
lui rappellera la femme d’un ami.
Le rythme est très lent car la narration s’arrête sur
quantité de détails qui « tuent » l’action. Mais cela correspond bien
au chaos intérieur de Darius qui fuit sans plan véritable, qui ne sait pas que
faire de lui. Si la violence, tant physique que psychique, est partie
intégrante du périple de Darius, c’est aussi ce qui lui permet d’avancer, voire
de dénouer sa quête.
Les informations s’empilent et forment un millefeuille
dont il est parfois difficile de s’extraire. Pourtant, cela confère aussi une
richesse remarquable au roman. Si son inventivité est parfois
déstabilisante, c’est aussi ce qui le rend attractif. Il mériterait d’être lu
plusieurs fois pour en saisir toute la substance.
La partie dévolue à Flora est la plus ardue. On a le
sentiment d’être dans la tête de cette femme à l’existence chaotique et instable.
Son journal est un voyage au cœur de la dépression où des pensées disparates s’emmêlent
dans des fragments de textes juxtaposés. Son combat contre le monstre ébranle
et déroute ; c’est poignant et plombant.
Le travail sur la forme réalisé par Terézia Mora est remarquable.
Tour à tour à la place de Darius et de Flora, on finit par trouver une unité
dans ces parties parallèles, ces quêtes d’un sens.
De
rage et de douleur le monstre est un roman étonnant, qui demande une
bonne disponibilité du lecteur, mais qui le récompense aussi par sa qualité
narrative et sa profondeur.
Ce livre m’a été transmis par l’éditeur.