Berlin sera peut-être un jour – Christian Prigent
La ville brûle, 2015,
120 pages
A la fois inventaire et méli-mélo de souvenirs, ce livre est
inclassable. Donnant à voir par le prisme d’une objectivité assumée, il est
tour à tour attachant et agaçant ; ce point de vue très personnel est à la
fois son point fort et son point faible.
> Son point fort parce qu’il est plus intéressant de voir
Berlin avec un guide personnel qu’en lisant un guide touristique aseptisé ;
on ressort de cette lecture en ayant le sentiment d’avoir arpenté Berlin en
chair et en os, même quand on n’y a jamais posé les pieds. L’auteur nous
immerge dans cette ville avec ses propos décousus ; on zigzague dans le
temps et l’espace ; on se perd un peu jusqu’à retrouver un repère connu.
C’est déroutant et grisant.
> Son point faible parce que la vision de l’auteur est obligatoirement
biaisée par sa personne, son vécu, ses opinions politiques (expérience des
camps d’été communistes dès l’adolescence). Et cela bouche les perspectives du
lecteur par moment. Quand l’auteur émet des jugements explicites ou implicites,
quand il sombre dans la nostalgie tout en s’en défendant (il faut lui
reconnaître quelques moments de lucidité), le lecteur se sent pris en otage,
comme si un point de vue lui était imposé. Il faut dire que l’auteur est assez
péremptoire dans la façon de présenter « son » Berlin. Il n’aime pas
la direction prise par la ville depuis la chute du Mur et il vous le fait
comprendre en long, en large et en travers. Il regrette les années de pénurie
mais peut-être n’est-ce pas le cas de tout le monde : à chacun ses
fantasmes.
> L’écriture est un autre point noir pour qui n’aime pas les
néologismes, les inventions lexicales supposément poétiques ou humoristiques qui
relèvent d’un petit plaisir que s’accorde l’auteur. Pour la lectrice que je
suis, c’est surtout pénible et ça fait mal aux oreilles. Les phrases écrites
comme on parle aussi ; les tronçons de phrases ; tout ce qui
appartient à l’expérimentation stylistique me fut désagréable.
> Mais à travers la mosaïque de textes, c’est un portrait
complet de la ville qui s’offre à nous. Berlin, c’est une ville pas comme les
autres, un paradoxe vivant, un symbole historique, un résumé du XXe siècle (et
l’auteur de souligner qu’en ce sens, nous sommes tous des Berlinois). L’auteur
le démontre sans la lourdeur d’une démonstration justement. La ville porte en
elle les marques d’une histoire « agitée » mais son unicité se voit à
plusieurs niveaux. Il y a son organisation géographique, marquée notamment par
la coupure du Mur, mais aussi par son absence de centre véritable (un trou), sa
délimitation nette entre la ville et la campagne, bien qu’une part de campagne
soit intégrée à la ville, sa banlieue située en son cœur, le sens de ses ruines
comme celles laissées par la disparition du Mur qui finiront par être comblées
par les symboles du consumérisme effréné et évidemment les questions
culturelles.
La rapide critique des media lors de la chute du Mur est
très bien vue également : « Des
flots d’image ne font pas une langue, n’articulent pas une pensée. […] Le flot vient à la place du réel, plus qu’il
ne le fait voir. »
> Un mot enfin sur le livre en tant qu’objet : il est
très soigné, avec une présentation à l’esthétique travaillée mais pas envahissante.
On a plaisir à l’avoir entre les mains. Une plus grande aération du texte
serait bienvenue mais c’est peut-être uniquement le fait de ce texte-ci. Il s’agit
d’un des deux premiers titres de la collection Rue des lignes dirigée par
Patrick Suel de la librairie française Zadig à Berlin.
En définitive, c’est un livre inégal mais qui marque
l’esprit et c’est bien tout ce que l’on peut recevoir de mieux en matière de
littérature.