Auprès de moi toujours – Kazuo Ishiguro
(Never Let Me Go, 2005)
Folio, 2008, 440
pages
Traduction d’Anne
Rabinovitch
Kath, Ruth et Tommy ont été élèves à Hailsham dans les années
quatre-vingt-dix ; une école idyllique, nichée dans la campagne anglaise,
où les enfants étaient protégés du monde extérieur et élevés dans l'idée qu'ils
étaient des êtres à part. Mais pour quelles raisons les avait-on réunis
là ? Bien des années plus tard, Kath s'autorise enfin à céder aux appels
de la mémoire et tente de trouver un sens à leur passé commun. (moins on en sait sur l’histoire, mieux
c’est. D’ailleurs, l’auteur passe son
temps à maintenir le lecteur dans un flou aussi réussi qu’efficace ;
il serait dommage de gâcher son travail.)
Ce livre a tant de qualités qu’il
est difficile de savoir par où commencer. Et si la première d’entre elles,
celle qui résume toutes les autres, était d’avoir réussi le tour de force de me
faire aimer follement un roman de science-fiction ?
Kazuo Ishiguro démontre à nouveau
son talent en mêlant réflexion et
émotion dans une histoire où la société fonctionne selon des principes rejetés
par l’éthique actuelle. Il embarque le lecteur à bord d’une aventure où la
noirceur est dissimulée par un ensemble de rites supposés être une image du
bonheur. Sur le principe, cette technique n’est pas révolutionnaire ;
c’est justement parce qu’Ishiguro ne se limite pas à un schéma visant à
dissimuler une thèse que ce roman est puissant, sans compter son éternelle plume élégante et subtile.
En effet, l’auteur nous épargne les
détails sans fin sur l’origine et le fonctionnement de la société dans laquelle
évoluent ses héros ; c’est même l’inverse qui se passe : il ne dévoile que le strict nécessaire (et encore), qui plus
est au compte-gouttes.
De même, il fait comme si
son roman racontait une histoire très banale, ne suscitant pas d’interrogations
particulières, ni d’émotions intenses.
Si l’intrigue sert de moteur à un
ensemble de réflexions véritables, profondes et actuelles, l’histoire pourrait difficilement
être considérée comme un simple prétexte à l'exposition de questions éthiques ; l’intrigue est excellemment bien construite et
pensée. L’histoire en tant qu’objet de
« divertissement » intègre si bien ses thèmes que ces derniers ne
pourraient être développés sans la première.
Ajoutons à cela qu’Ishiguro a
construit des personnages si réalistes que le lecteur est engagé immédiatement.
Ces personnages sont touchants parce que dénaturés ; cela peut sembler
paradoxal alors qu'en vérité c'est le moteur même de ce scenario. Le regard que
la narratrice porte sur leur histoire, leur enfance et leur adolescence dans un
univers fermé est poignant. La confrontation entre son détachement et l’ampleur
de l’affaire donne toute sa dimension dramatique
à l’histoire. Ishiguro créé un choc
entre les valeurs encore en place dans nos sociétés et qui agissent comme des
garde-fous, et le fonctionnement d’un monde qui aurait abandonné encore un pan
de ce qui lui reste d’humanité. C'est là aussi ce contraste qui donne à l'intrigue sa profondeur et sa puissance et qui permet aux questionnements d’émerger sans que
l'auteur ait à les présenter artificiellement. Il va jusqu'au bout
de sa démarche, nous donnant le vertige, jusqu’au finale éprouvant.
Parions que ce roman est un futur classique.