(We
Need To Talk About Kevin, 2003)
Belfond, 2006, 486 pages
Traduction de Françoise Cartano
« Cher
Franklin,
Je
ne sais pas trop pour quelle raison un incident mineur survenu cet après-midi
m’a poussée à t’écrire. »
A
quelques jours de ses seize ans, Kevin Khatchadourian a tué plusieurs
personnes. Sa mère, Eva, adresse des lettres à son mari, Franklin, dans
lesquelles elle revient sur leur histoire en tant que couple puis en tant que
parents, évoquant également sa vie actuelle depuis ce JEUDI meurtrier dont ses
visites à Kevin en prison.
Ce
roman s’est avéré être très différent de l’idée que je m’en étais faite en
lisant des billets le concernant depuis près de dix ans. Cela est
vraisemblablement dû en partie au fait que, plus que d’autres, ce livre est
sensible au filtre de notre personnalité, de notre vécu. Avoir un avis sur ce
livre, c’est nécessairement s’exposer de façon plutôt intime.
Que
penser en effet d’Eva, cette femme qui devint mère à reculons ? Nul doute
que certaines femmes la jugeront durement. Eva, cette femme libre, à la tête
d’une entreprise florissante, plus riche que son mari. Nul doute que certains
hommes auront du mal à l’apprécier. Eva, au cœur du livre, ne serait-ce qu’en
tant que narratrice, mais aussi dans sa relation avec son fils, Kevin, celui
que l’on montre du doigt, le monstre. Or si un enfant est ainsi, c’est
certainement que sa mère y est pour quelque chose comme le rapporte à Eva une
autre mère venue elle aussi à la prison rendre visite à son fils. Les gens n’ont
pas beaucoup d’imagination dans ces circonstances.
D’ailleurs,
on étiquette souvent ce livre comme un roman sur la parentalité ; je doute
qu’il soit aussi simpliste qu’on le croit. Nous ne parlerons pas non plus de
l’incontournable « violence des jeunes » qui relève quasiment du
hors-sujet.
Il
faut qu’on parle de Kevin est avant tout l’histoire de la confrontation de deux caractères, ceux d'une mère et de son fils ; si les deux se combattent dès le premier jour, ils se
comprennent aussi mieux que personne. Certes Kevin rejette la vie quand Eva
l’embrasse mais tous deux sont combatifs et tracent leur route en dépit des
autres. Le dialogue existant entre eux est fait de beaucoup de silences
et de batailles mais il est bien présent, même quand Eva croit qu’elle n’arrive
pas à créer du lien avec Kevin. En revanche, Franklin, plein de
certitudes, vit à la surface des choses. Il ne voit rien, ne veut pas voir,
parce que c’est confortable.
En
dépit de longueurs, ce roman est
un livre dont la subtilité est rarement relevée et sa construction est
remarquable. La finesse du plan de Lionel Shriver ne se révèle que par petites
touches. Ce sont des remarques « en passant », des détails auquel le
lecteur ne fait pas toujours attention mais aussi des « trous » dans
l’histoire qui prennent tout leur sens à la fin.
Rien
n’est simple dans ce roman (et encore moins simpliste) contrairement à ce que
l’événement déclencheur pourrait laisser penser. Il n’y a pas de
« méchants » ou de « gentils » mais des gens qui cherchent
leur place.
Il
est intéressant de s’attarder sur le regard que porte la société sur le parent
d’un « monstre », un regard très réduit, qui est fondamentalement
égoïste, qui juge comme cela l’arrange. Cette attitude est aussi violente que
les actes de Kevin, ce que personne n'est prêt à reconnaître. Dans un pays où
la peine de mort existe encore, on devine la frustration de ceux qui auraient
voulu que Kevin soit tué. Si l'on peut comprendre qu’un parent ayant perdu son
enfant éprouve ce genre de sentiment, je suis plus réservée envers ceux qui
n’ont pas été touchés mais qui traitent néanmoins Eva comme une pestiférée.
Elle a eu son quota de malheurs (et le simple fait que votre fils
soit un meurtrier est une croix bien lourde à porter il me semble), ce que tout
le monde oublie préférant une vision de la réalité en noir et blanc.
L’acte
de Kevin sera l’occasion de lui faire payer sa réussite professionnelle, de se
venger et de révéler les jalousies.
L’analyse
sans concession de Lionel Shriver est brillante. Dans une interview concernant son roman Big Brother, l’auteur disait qu’il fallait appeler un chat un
chat (en l'espèce, un obèse est gros : point barre) et non pas user de périphrases
politiquement correctes. Il ne s’agit pas d’être « méchant » mais de
nommer un état, un fait, sans détour. Or je crois qu’une des forces de Il faut qu’on parle de Kevin réside dans cette langue directe,
parfois violente mais essentielle pour avancer dans la vie.
Cette
lecture fut néanmoins douloureuse à un titre. En effet, on peut se demander si
le livre a fait l’objet d’une relecture entre quelques tournures bizarres et
quantité de coquilles ; c’est assez navrant et je ne recommande pas du
tout cette édition.
« Le
couvre-lit est uni. Un exemplaire de Robin
des Bois est rangé sur
l’étagère. Et les draps sont propres.
Ta
femme qui t’aimera toujours,
Eva »