Tourner la page – Auður
Jónsdóttir
(Ósjálfrátt, 2012)
Presses de la Cité,
2015, 464 pages
Traduction de Jean-Christophe
Salaün
Eyja est mariée à un alcoolique et, bien qu’elle ne soit pas
heureuse, elle n’arrive pas à le quitter. Sa grand-mère la pousse à aller
passer quelques mois chez une cousine en Suède afin de « tourner la page »
et de se mettre sérieusement à l’écriture d’un roman. Mais partir n’est pas si
simple.
On pourra regretter que cela prenne la moitié du livre pour
qu’Eyja décolle enfin pour la Suède. Il aura fallu ce temps à l’auteur pour nous
présenter longuement la famille à travers des anecdotes passées ou présentes.
Nous faisons plus particulièrement connaissance avec la mère, la cousine et la
grand-mère d’Eyja tout en ayant un aperçu de sa relation avec son mari.
Ce roman serait largement influencé par l’histoire de l’auteur. L’emphase mise sur le grand-père, grand
écrivain de la famille, calqué sur celui de l’auteur, récipiendaire du Prix
Nobel de littérature, était de trop même si cela sert le dessein d’Auður Jónsdóttir comme
on le verra par la suite. En outre, l’auteur semble se plaire dans les
multiples histoires familiales qui n’arrivent jamais tout à fait à passionner.
Hormis le mari d’Eyja, dont on parle mais qui n’a qu’un rôle
mineur en tant qu’acteur, le roman ne met en scène que des femmes. On a le sentiment que ces femmes passent leurs vies à
faire le ménage, que c’est même la clef de la réussite (Eyja va se mettre à
écrire à partir du moment où elle sera obligée de participer aux corvées),
l’activité étant d’ailleurs présentée comme démesurément valorisante, que les
femmes profitent de ces moments pour se raconter des histoires qui forment in fine le ferment de ce qu’elles sont. Il
est difficile d’adhérer au roman quand on a une vision de la vie bien
différente de celle-ci.
Le fond et la forme sont très étranges. L’auteur a une imagination débridée qui peut user.
Ce ne sont pas tant les cassures temporelles qui dérangent, le procédé étant
finalement courant, mais plutôt la présentation en vrac des informations
qui confère un côté brouillon à la narration. Ce n’est pas toujours très clair
au premier abord et le lecteur a l’impression que c’est à lui de tout remettre
en ordre. Les derniers chapitres sont beaucoup plus classiques que le reste du
roman et aussi plus compréhensibles et agréables à lire.
En parallèle, on note quelques intérêts à ce roman. Toutes
les histoires qui viennent se greffer sur la narration « principale »
montrent que nous sommes, et plus particulièrement Eyja, la somme des histoires
transmises, entendues, vécues, etc. Ce sont elles qui inspirent Eyja en tant qu’écrivain.
La tradition de la transmission orale
est valorisée à travers les histoires racontées par ces femmes qui nourrissent
l’imaginaire de l’héroïne. On devine qu’Auður Jónsdóttir souhaite montrer la
richesse, le potentiel caché de ces femmes. En tant qu’écrivain reconnu, le
grand-père était estimé par l’extérieur. Les femmes n’arrivent pas à obtenir
cette reconnaissance alors qu’elles en auraient la capacité : leurs
histoires sont orales et donc non considérées. Si Eyja peut mener à bien son
projet de roman, elle entrera à son tour dans la littérature officielle et sera
considérée comme un écrivain à part entière, ce qui constitue un enjeu majeur
du roman.