Le dernier des siens – Sibylle Grimbert


Le dernier des siens – Sibylle Grimbert
Le dernier des siens Sibylle Grimbert
Anne Carrière, 2022, 192 pages

 

1835. Gus, un jeune scientifique, est envoyé par le musée d’Histoire naturelle de Lille pour étudier la faune du nord de l’Europe. Lors d’une traversée, il assiste au massacre d’une colonie de grands pingouins et sauve l’un d’eux. Il le ramène chez lui aux Orcades et le nomme Prosp. Sans le savoir, Gus vient de récupérer le dernier spécimen sur Terre de l’espèce.

 

En choisissant ce livre, je n’imaginais pas la belle surprise qui se révèlerait. Les relations entre Gus et Prosp sont décrites avec une sensibilité et une acuité bouleversantes. Au-delà de la relation de ces deux individus, l’autrice interroge sur l’altérité, l’interdépendance, la vision du monde, la responsabilité de l’humanité et tant de sujets qui me touchent et nous concernent tous.

Gus essaie de mettre des mots sur sa relation avec Prosp quand il s’aperçoit que ce dernier est plus qu’un simple sujet d’étude ; la proximité quotidienne nous attache à l’autre, quelle que soit son espèce. Mais le face-à-face avec le pingouin finit par le dépasser : si l’on ne peut plus classer le monde dans des cases, quelles certitudes reste-t-il ? La véritable empathie est-elle possible d’une espèce à l’autre quand un mystère indépassable vous distingue ?

 

« … Prosp révélait la faculté d’amour total de Gus, cette bonté due à ce qui vous est étranger, ce qui est tout autre, ce que vous ne pouvez saisir parfaitement ; le respect pour ce que vous ne pouvez que protéger et chérir, parce qu’il s’est remis entre vos mains. »

 

En observant Prosp, Gus perçoit sa propre existence sous de nouvelles perspectives. Là où l’être humain essaie de comprendre, analyse, l’animal aborde le monde tel qu’il est, sans tenter de le conformer à sa personne, sans même y penser ; il s’adapte et ignore le doute.

Gus essaie également de comprendre le phénomène de disparition qui touche les grands pingouins ; il échange avec des scientifiques, se documente, essaie de s’informer. Rien n’explique ce qu’il perçoit, ni le climat, ni la compétition entre animaux. « Reste l’homme : mais en quoi les grands pingouins, qui vivent loin de nous, nous nuiraient-ils ? … se pourrait-il que nous, êtres humains, ayons commis une erreur ? »

Au-delà de l’aspect scientifique, c’est ce que représente Prosp qui le tourmente.

 

« Il avait devant lui l’animal le plus seul sur terre. Un animal sans semblables. » Prosp représente « la présence d’un manque. »

 

Par ailleurs, Gus est régulièrement tiraillé par la pensée que Prosp serait plus heureux parmi les siens ; il culpabilise un peu de le garder égoïstement, sans penser au bien-être de son ami particulier. Mais, plus le temps passe, plus la question de la capacité de Prosp à se réadapter à son milieu naturel et à ses congénères interroge, cela d’autant plus que Gus ignore la façon dont Prosp se (et le) perçoit.

 

Ce roman bref mais dense affiche un parfait équilibre entre une réflexion riche et un flot d’émotions plein de pudeur. Bien mené jusqu’au bout, il nous épargne leçons et conclusions définitives, et reste tout en retenue, aussi bien sur le fond que sur la forme. Ce misérable billet est loin de lui rendre justice.

 

« À cet instant, il se sentait plus léger qu’un pollen, insignifiant et absolu en même temps. Il savait qu’il appartenait à cet univers à l’instar du caillou à droite de sa chaussure qu’il n’aurait pu différencier d’un autre à trois mètres ; de la vague au loin, qu’il était certain de voir se reformer ailleurs, alors qu’il s’agissait sans doute d’une tout autre vague ; ou du brin d’herbe sur la colline, qui se confondait avec les autres brins d’herbe et pourtant était sans doute unique. Soudain, l’être humain n’avait plus d’importance dans ce monde qui respirait seul, de lui-même, de cet univers indifférent à sa présence, qui existait avant qu’un être humain ne le regarde et qui continuerait après. Ni plus ni moins important qu’un copeau parmi des milliards de copeaux, il n’était plus rien, plus rien qui eût un nom, une corpulence, une odeur, des habitudes, des goûts, une individualité changeante. »

 

Une de mes plus belles découvertes de l’année que je voudrais faire lire à tout le monde (et relire dès une parution poche).