Tout ce qui est solide se dissout dans l’air – Darragh McKeon

Tout ce qui est solide se dissout dans l_air - Darragh McKeon
Tout ce qui est solide se dissout dans l’air – Darragh McKeon
 (All That is Solid Melts into Air, 2014)
Belfond, 2015, 400 pages
Traduction de Carine Chichereau


Un petit prodige de neuf ans
Sa tante
Un chirurgien  
Un jeune garçon  
Tchernobyl


Tchernobyl est un des événements internationaux les plus marquants de mon enfance. J’avais envie de découvrir comment il avait pu être mis en scène par Darragh McKeon dont c’est le premier roman. Et le résultat est fort réussi ; que l’auteur soit irlandais, c’est-à-dire « non-russe/soviétique » rend le point de vue d’autant plus intéressant ; qu’il soit de ma génération était pour moi une autre raison de me pencher sur cet ouvrage.

La multiplicité des personnages principaux peut laisser penser qu’il faudra jongler avec eux et les fils narratifs. En réalité, l’ensemble est très fluide et l’on passe de l’un à l’autre naturellement : tout semble évident. L’auteur a fait le choix de tout raconter à la troisième personne, nous épargnant au passage un n-ième roman choral, et cela donne au texte l’allure d’une partition de musique où trois mélodies se croisent tout en entretenant des liens entre elles.
Les personnages sont complexes, intéressants ; rien n’est tranché d’avance, ils sont aussi imprévisibles que nous le sommes dans la réalité. Les émotions sont également très bien rendues avec un grain fin, presque imperceptible.

La description du quotidien est particulièrement réussie et rend bien compte du morne, du trivial, de la pesanteur sans pour autant exagérer et caricaturer un pays et une époque. Quand on pense qu’il s’agit d’un premier roman, il est difficile de ne pas être un brin admiratif.
C’est ainsi que la reconstitution de la vie dans l’URSS est étonnante tant elle semble juste : on sentirait presque l’odeur du chou bouilli. Le style de l’auteur est sobre alors on ne se rend pas compte de suite de l’environnement qu’il créé. Ce n’est qu’au détour d’une phrase que l’on a le sentiment d’être là-bas, un ailleurs aussi bien géographique que temporel. Il y a une poésie qui ne dit pas son nom dans ces phrases.

« Partout, la condensation, les souffles chargés d’humidité. L’hiver revêt des allures surnaturelles. Une texture, un discours tout à fait singuliers, un langage écrit – la neige – qui se niche dans des motifs lucides, des vitres givrées qui supplient qu’on les déchiffre, des patineurs tourbillonnants sur la rivière gelée. »


C'est une histoire qui a l'air très simple et ce n’est peut-être qu’à la fin que l’on prend conscience du tour de force de l’auteur. Il n’y a pas vraiment de renversements de situation et les rebondissements ne nous tiennent guère en haleine. Ce qui accroche, ce sont les personnages : on a envie de savoir ce qui va leur arriver, quel est leur destin, parce que mine de rien on s’y attache. Or l’auteur leur fait vivre des situations contrastées dans lesquelles il n’y a pas nécessairement de bonne réponse, de bon choix. Nous sommes à une période instable en URSS : il y a ce Gorbatchev qui a l’air de vouloir apporter du changement mais on ne sait pas vraiment à quoi s’attendre. Il est facile a posteriori de présenter la perestroïka comme une période bouillonnante de bouleversements historiques mais pour ceux qui l’ont vécue, il n’y avait pas d’évidence et seule une minorité a réellement réfléchi aux implications de ce fléchissement ; pour la plupart des gens, le quotidien restait identique. Darragh Mckeon le présente fort bien et reste d’ailleurs très discret sur ce sujet traité à la marge.


C’est un roman qui ne fait pas dans l’esbroufe, qui emprisonne le cœur du lecteur peu à peu ; c’est en écrivant cette note que j’en ai pris pleinement conscience.
Prenez le temps de vous pencher sur cette voix ; on en entendra certainement parler à nouveau.


Ce livre m’a été transmis par l’éditeur.