Récits de vies (1954-2008) – Nadine Gordimer

Récits de vies (1954-2008) – Nadine Gordimer
Récits de vies (1954-2008) – Nadine Gordimer
(TELLING TIMES. Writing and Living, 1954-2008, 2010)
Grasset, 2012, 416 pages
Traduction de Philippe Delamare


A travers cette compilation d’essais groupés par décennies, Nadine Gordimer nous fait part de ses expériences et convictions. Elle dresse un portrait de son pays et de ses habitants, connus ou inconnus. C’est peut-être pour tout cela que la présentation éditeur indique que ce livre « … est l’autobiographie que Nadine Gordimer n’écrira pas. » En effet, on ressort de cette lecture en ayant le sentiment de connaître Gordimer et cela bien mieux que si elle s’était racontée à travers l’exercice classique de l’autobiographie. Tout d’abord parce que ces essais ne comportent pas les biais de l’autobiographie. Ensuite, parce que l’écrivain se livre bien plus en parlant d’autre chose ou d’autres personnes que d’elle-même.

Comme avec tout Blanc sud-africain, se pose la question de la prise de conscience de sa place dans un pays particulier et, surtout, vivant sous un régime particulier.

« Ce fut un long apprentissage, et chaque étape de compréhension comportait sa part de culpabilité pour l’ignorance qui l’avait précédée. » (p. 44)

J’ai apprécié son honnêteté, sa façon de dire les choses sans détour : « Comme pour beaucoup de gens, mon opposition à l’apartheid ne procède pas seulement d’un sentiment de justice, mais aussi d’un refus personnel, égoïste et absolu de me faire dicter les choix de mes amis et limiter la gamme de mes relations humaines. » (p. 78)

Son essai intitulé « Les questions que les journalistes ne posent jamais » est particulièrement savoureux, l’auteur s’auto-interviewant sans concession.

Les essais sont essentiellement centrés sur la politique et sur les écrivains car les deux sont liés. L’auteur définit à plusieurs reprises ce qu’est le rôle de l’écrivain et combien il est important. Mais elle élargit aussi son propos à la culture en général et aux difficultés d’accès qu’ont les sud-africains à cette dernière pour des raisons de manque d’éducation. Cela m’a rappelé un article lu en 2013 ou 2012 sur la fermeture d’une librairie sud-africaine, conséquence des décennies d’apartheid. Il faut bien comprendre que si seule une élite peut lire, cela mine considérablement l’économie du livre. En outre, du fait de la censure, les livres disponibles ont longtemps été soit des outils de propagande, soit des bijoux de contournement de ladite censure. Gordimer, comme tant d’autres, verra certains de ses livres interdits. Mais l’auteur explique aussi le mal que l’absence d’éducation a fait dans l’esprit des jeunes générations qu’elle rencontre lors de débats : les jeunes ne se sentent pas concernés par les œuvres non africaines qu’il leur faut étudier en cours. Nadine Gordimer souligne l’importance évidente pour l’Afrique toute entière de se libérer de la littérature coloniale afin de proposer plus d’œuvres « du terroir » mais elle insiste également sur le risque qu’il y aurait de se couper des littératures du reste du monde car la véritable littérature est ce qui relie l’humanité et non ce qui la divise et elle démontrera que l’étude de Shakespeare peut être tout à fait pertinente dans un contexte sud-africain.

J’ai limité mon propos à ces quelques points car un article complet sur ce livre est impossible. Cependant, Nadine Gordimer étudie très finement de nombreuses situations et il est réellement intéressant de lire ces essais au fil du temps, c’est-à-dire de voir évoluer la scène politique sud-africaine, les questions que chaque épisode pose et l’analyse qu’en fait Gordimer.

Que l’on soit d’accord ou pas avec tous ses propos importe peu. Ce qui marque, c’est l’acuité de son regard sur le monde et pas seulement l’Afrique du Sud, ses analyses à vous essorer les neurones, son ton déterminé. Elle n’a jamais renoncé, n’a jamais quitté son pays en dépit des épreuves, a toujours tenu à assumer son rôle d’écrivain (qui selon sa vision se confond avec celui de militante) parce qu’elle en avait fait une cause personnelle, un don de soi. Un prix Nobel de littérature (1991) paraît peu de chose en comparaison de ce qu’elle aura effectivement fait pour l’humanité.